De la nouvelle, bon sang!

Avec la sortie du premier numéro de la revue numérique gratuite  L’Indépanda (disponible en pdf sur le site, en epub via Bookelis, et en mobi sur Amazon), je me dois de clamer le bonheur de voir mis à l’honneur un format littéraire trop souvent déprécié. Je vous invite à vous ruer sur ce premier numéro, qui permet de découvrir et savourer des plumes indépendantes (autoéditées, ou présentes sur diverses plateformes de lecture gratuite). Si vous avez un minimum de curiosité, et puisqu’il ne vous en coûtera pas un sou vaillant, c’est une occasion unique d’élargir vos horizons, alors pourquoi hésiter même une fraction de seconde ?

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Il m’est cependant impossible de cacher l’amertume persistante ressentie devant le constant désamour des hexagons pour cette forme littéraire qu’ailleurs on prise encore beaucoup. Certes la situation semble évoluer positivement – mais pas encore assez, et pas tellement du côté des éditeurs. Écrivez un roman, vous passerez pour un littérateur sérieux. Tâtez de la nouvelle, et vous passerez pour un petit rigolo, bien que des noms illustres ne s’en soient pas privés. Pensez donc: que peuvent valoir dix pages face à deux-cent? Pas grand chose. D’autant qu’en recueil, la nouvelle offre un immense désavantage: sur vingt textes (donc pour un livre de la taille d’un roman des plus modeste), il y a de fortes chances pour qu’une bonne partie ne plaise pas ou ne réponde pas aux attentes d’un lectorat avide de volumes interminables [1].

Pourtant la nouvelle demeure à mes yeux infiniment préférable au roman.

Déjà, des définitions s’imposent. Et là, il m’amuse de m’auto-citer, une fois n’est pas coutume (ça sort d’ici).

Un roman est un genre d’ouvrage d’épaisseur variable, qui peut friser la taille d’une nouvelle obèse, mais s’en distinguera en tournant de préférence autour du pot, et va jusqu’à se découper en plusieurs tomes de cinq-cent pages chaque histoire de faire chier le monde, en se mettant en orbite autour du même récipient.

Une nouvelle est un texte qui, pris isolément, fait un peu mesquin, même s’il s’enfle jusqu’à ressembler à un roman malingre. La nouvelle va à l’essentiel et évite les digressions inutiles autour des pensées du narrateurs relatives à son bidet bouché. La nouvelle est grégaire et s’accommode mieux de se retrouver en recueil plutôt qu’isolée dans un cahier. Il lui arrive d’aimer être dans une anthologie ou une revue. On le lui pardonnera bien volontiers.

Et maintenant, laissons parler le grand Charles, qui lève le doigt pour intervenir:

[la nouvelle] a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière, à ce point qu’une nouvelle trop courte (c’est sans doute un défaut) vaut encore mieux qu’une nouvelle trop longue. L’artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents, mais, ayant conçu délibérément, à loisir, un effet à produire, inventera les incidents, combinera les événements les plus propres à amener l’effet voulu. Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer cette impression finale, l’œuvre est manquée dès le début. Dans la composition tout entière il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité.

— Baudelaire : Notes nouvelles sur Edgar Poe [tiré de la notice de Wikipedia sur la nouvelle]

Eh oui! Le roman sait être bavard, perfidement sinueux, et quand l’auteur manque d’idées il peut toujours noyer le poisson avec allégresse (ce qui lui permettra d’ailleurs de rajouter cent pages d’insignifiances à sa prose, ce qui ne se remarquera pas puisque, répétons-le, on prise fort les déluges). La nouvelle pose elle des exigences immédiates et incontournables:

  • Pas de bavardage. Une nouvelle bavarde est une mauvaise nouvelle, quelle que soit la qualité de style ou l’originalité de l’idée. On ne l’empêchera certes jamais d’être longue, tant que la taille se justifie. La concision est de bon aloi sinon de règle et seule la nécessité dictera s’il faut que le texte tienne en cinquante pages et non en quinze ou en cinq.

  • Concentration absolue sur un événement central, décisif. Inutile de raconter en détail la morne existence de M. Lepetit, amer vigneron bordelais: elle est hors de propos. En revanche, on se plaira à narrer ce jour de décembre durant lequel sa superbe fille adorée lui avoua qu’elle partait en Lozère vivre son idylle avec une ingénieure aéronautique toulousaine plutôt que succomber aux soupirs d’un prétendant du genre particulièrement niais (alors que la famille rêvait de l’union de ces deux êtres pourtant fort dissemblables).

  • Réduction du nombre de personnages à l’essentiel (M. Lepetit, fifille, Sigismonde [l’ingénieure], Robert, tenancier du café-tabac-épicerie-journaux-plomberie-essence, qui conseillera à Lepetit de reprendre un coup de rouge au lieu de chasser les deux amantes à grands coups de carabine dans le fondement, et le niaiseux transi d’amour –ces cinq-là suffiront, c’est même déjà beaucoup). La nouvelle n’est pas un roman russe, il ne faut surtout pas l’oublier. En outre, il n’y aurait jamais de place pour tout le monde.

  • Une chute est bienvenue (mais pas obligatoire, sur ce point je suis formel quoique en contradiction avec bien des avis autorisés). Ici, dans les deux dernières pages, Robert séduira Sigismonde en lui montrant sa collection complète des œuvres de Marguerite Duras, et tous deux s’envoleront pour le Paraguay tandis que le niauseux du coin obtiendra enfin la main d’une fifille écoeurée, juste avant que Lepetit ne décide qu’il est temps d’avouer sa flamme à l’apprenti boulanger le plus proche. Si ce n’est pas de la chute, ça…

Ces exigences la rendent plutôt difficile à qui s’y frotte. Pour louper une nouvelle, c’est facile, il suffit de manquer de respect à une des règles essentielles du genre. Louper un roman est plus ardu: on trouvera toujours une solution (même déshonorante) pour s’en sortir, et je sais de quoi je parle. Réussir à produire un estimable recueil de nouvelles requiert déjà de maîtriser les prérequis, dont l’essentiel: savoir ne pas se disperser (ce que le roman autorise, le rendant plus maniable – reste qu’il faut être capable de tenir la distance, ce qui n’est pas forcément gagné).

Il faut aussi être en mesure d’avoir des idées, à chaque fois différentes, même dans une une seule thématique. Un roman peut être centré sur une seule idée, qui sera développée en long, en large, en travers, jusqu’à obtenir un tapuscrit épais comme ça, nécessitant au moins une ramette de papier (de préférence recyclé). Un recueil de nouvelles multiplie donc la difficulté. Si chaque texte se concentre sur un événement particulier, il faut à chaque fois en inventer un nouveau, qui soit doté de suffisamment d’attraits pour le rendre intéressant. Contrairement au roman où l’événement relève de la péripétie, d’une suite d’enchaînements causaux qui, même complexes, forment la trame du récit, la nouvelle traite de l’événement comme cas unique. Elle a un aspect insulaire: le recueil est donc un archipel. Voilà pour conclure ces remarques avec d’incomparables accents poétiques.

Malgré ses indéniables qualités, dont la concision qui devrait en faire le genre majeur fréquenté par les usagers quotidiens des transports en commun[2], on dédaigne la nouvelle. Est-ce vraiment la faute aux lecteurs? Loin de là, même si je pourrais les accuser de ne faire aucun effort…

Alors que se profile la rentrée littéraire, spécificité sportive bien française, on nous annonce 650 romans. D’un coup, comme ça. Boum. Et en particulier 363 romans français. On pourra rajouter à la louche deux-cents essais (j’imagine). Mais des recueils de nouvelles? Point. On n’en cause pas, donc ça n’existe pas. Ou ça n’intéresse personne, auquel cas on n’en parle pas, ce qui revient à laisser croire que ça n’existe pas. C’est un cercle vicieux. On ne parle que du roman, à la rigueur de l’essai, certainement pas de la poésie, plutôt rarement du théâtre, autant de la nouvelle. Aucune revue littéraire d’envergure ne se préoccupe, en début d’automne, d’autre chose que des derniers pavés de Machin, Truc, Saperlipopette et Tudieu, ou des premiers de Tiendonc, Vlatypa et autres fraîchement recrutés par Galligrasseuil. La nouvelle est reléguée au même niveau que le conte pour enfants (autre genre redoutablement difficile). La nouvelle, que voulez-vous, c’est juste du grignotage, de quoi calmer sa faim avant d’entamer de la littérature sérieuse avec un solide roman.

Mais, nom d’un Borges, franchement, franchement, je préfère de sublimes grignotages à une puissante indigestion, et ça n’est pas près de changer.


[1] On en est venu curieusement à préférer les volumes boursoufflés avoisinant le millier de pages. Si j’apprécie les bonnes sagas (exemple: Les Enfants de l’Ô) qui justifient plusieurs tomes, quoique ma capacité d’ingestion reste limitée, la plupart du temps j’éprouve un écœurement certain en constatant qu’une histoire qui pourrait tenir en trois-cent pages en fait le triple sans raison.

[2] Matin, une nouvelle. Soir, une nouvelle. C’est tout de même moins idiot que commencer un chapitre, l’interrompre, et le reprendre après le travail en ayant oublié de quoi ça causait.

3 réflexions sur “De la nouvelle, bon sang!

  1. Cédric Jeanneret dit :

    Si j’adore les nouvelles, je pense qu’accuser juste les éditeurs est un peu injuste.
    C’est un genre qui se vend, dans l’ensemble, très mal. Donc publier pour un éditeur un recueil de nouvelles relève de l’aventure financière risquée; certains ont la trésorerie pour le faire, où un gros coup de cœur, mais dans la plupart des cas le risque est trop grand.

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  2. Jean-Christophe Heckers dit :

    C’est un peu un cercle vicieux… Les lecteurs veulent acheter du roman parce qu’on ne leur fait rien connaître d’autre, donc les éditeurs ne publient pas de nouvelles, donc…
    Oui c’est un risque, éditer des nouvelles. Mais il s’en publie, et il s’en vend, dans le cadre de l’autoédition. Numérique certes. C’est une voie de publication que les éditeurs rechignent à considérer, qui amoindrirait les risques financiers. Ils ne sont pas intéressés? Dommage, vraiment. Pendant ce temps, Amazon se régale…

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  3. Odile Kennel dit :

    Lire : Lire la nouvelle/Daniel Grojnowski Nathan Université.
    Selon moi – c’est du moins la règle que j’applique – , chaque mot doit être « nécessaire et suffisant »
    « L’effet unique » cette vision de la nouvelle est d’Edgar Poe, bien sûr traduite par Charles, comme ses nouvelles. (j’ai naguère commis un mémoire sur la nouvelle)
    La nouvelle se lit et s’écrit en intensif, tandis que le roman est extensif. J’ajoute que le romancier (enfin certains d’entre eux, évidemment, loin de moi l’idée de les mettre tous dans le même sac) épate le lecteur à bon compte avec tout ce qu’il a accumulé comme documentation (il faut que rien ne se perde !) « tu te rends compte du boulot! » alors que cette documentation, digérée, intégrée, ne devrait pas se remarquer.
    « Dans une nouvelle, tu ne possèdes qu’un seul costume. Si tu mets la mauvaise chemise ou cravate ou chaussures, c’est mort » (Scott Fitzerald approximativement cité (et orthographié))
    Etonnant, que dis-je, sidérant que les gens n’en lisent pas dans les transports en commun.
    Et je suis d’accord, si on faisait connaître les nouvelles et les nouvellistes… Certains lecteurs m’ont déjà dit : « tu vois, je n’aime pas les nouvelles (ou la SF, on m’a fait le coup aussi), mais les tiennes, c’est pas pareil » C’est certes flatteur, mais je leur dis qu’il y en a plein d’autres et qu’ils devraient les lire, avant de leur en coller un bon paquet dans les bras.

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